Le secret des mers laiteuses enfin percé (ou presque)
L'océan regorge de phénomènes étranges et de mystères fascinants. Parfois, ils sont dangereux comme ces mystérieuses vagues tueuses surgissant de nulle part et dévastant tout sur leurs passages. Et parfois, les caprices de l'océan se manifestent de façon plus poétique et nous font rêver tout éveillé, comme avec les mers laiteuses.
Une mer qui brille
Jules Verne, dans son roman "Vingt Mille Lieues sous les mers" (1870), s'est servi du Dr Aronnax pour décrire assez justement le phénomène de la mer laiteuse : il s'agit de "flots blancs" et d'un océan qui "semblait être lactifié". Le terme "mer laiteuse" décrit ainsi bien ce phénomène intriguant que l'on rencontre la nuit et le plus souvent en naviguant au large. Imaginez plutôt : alors que votre navire vogue tranquillement sur une eau noire, cette dernière s'illumine soudain et prend une inquiétante teinte oscillant entre le bleuâtre et le blanchâtre. Cette lumière lactée entoure alors le bateau, et ce, d'un horizon à l'autre. Malgré les déplacements du navire, la lumière reste tant est si bien constante et uniforme que vous avez l'impression de naviguer sur une mer de neige, à moins que ce ne soit une mer fantôme.
La mer laiteuse est un événement imprévisible et reste d'autant plus mystérieux qu'il n'est observable qu'à la nuit tombée. En se penchant sur les témoignages, une tendance se dessine toutefois : il semble que les observations se concentrent surtout sur la zone nord-est de l'océan Indien, notamment au large de l'île indonésienne de Bali, ainsi que dans le Pacifique ouest, toujours dans l'archipel indonésien. On s'en doute, les mers laiteuses sont un phénomène rare : à en croire les scientifiques qui se sont penchés sur la question, il n'y en aurait approximativement que 2 manifestations par an dans le monde entier.
Plusieurs observations au cours des siècles
Nul ne sait vraiment quand les mers laiteuses ont été observées pour la première fois, mais il y a fort à parier que cela remonte à très longtemps. L'une des toutes premières traces écrites relatant le phénomène date des années 1830, lors de la seconde expédition du HMS Beagle, bâtiment de la Royal Navy, qui accueillait d'ailleurs à son bord le naturaliste Charle Darwin. Alors que le navire évoluait de nuit près des côtes de l'Amérique du Sud, il tomba sur une mer blanche et luminescente, sans que la lune puisse en être la cause. Une trentaine d'années plus tard, en janvier 1864, c'est dans les eaux au sud-est de la Corne de l'Afrique que Raphael Semmes, capitaine du navire confédéré CSS Alabama, est témoin du même étrange phénomène. Sous ses yeux, les eaux de l'océan Indien se mirent à rayonner d'une faible lueur « maladive et surnaturelle ».
Le 25 janvier 1995, c'est au tour du bateau marchand britannique SS Lima de signaler une mer étrangement brillante en passant au large de la côte somalienne. Le journal de bord précisera que c'était comme si le navire glissait sur des nuages. Là encore, la mer laiteuse s'étendait à perte de vue et il ne fallut qu'un quart d'heure aux flots, d'abord noirs, pour se transformer en une étendue d'un blanc laiteux. Le capitaine nota que la lumière émanant de l'eau était si forte qu'il était possible de lire sans avoir besoin d'un quelconque éclairage d'appoint. Cette nuit-là, il fallut 6 bonnes heures au SS Lima pour traverser la mer laiteuse et plus tard, il apparut que le phénomène était visible de l'espace.
Enfin, c'est un témoignage récent qui a aidé les scientifiques à lever un pan du voile de mystère qui entoure les mers laiteuses. Nous sommes le 2 août 2019, dans la mer de Java. En plein tour du monde, le yacht à voile Ganesha est surpris par une mer laiteuse alors qu'il navigue à plusieurs centaines de mètres au sud de l'île de Java. Il est 21h, mais tout l'équipage est sur le pont pour observer le phénomène quasi surnaturel. Quelqu'un a même la présence d'esprit de prélever un plein seau d'eau de mer pour l'observer de plus près. Le prélèvement n'a ni perturbé la masse luminescente qu'est devenue la mer, ni laissé un trou dans les flots.
Ce que l'équipage ne savait pas, c'est que 830 km au-dessus de leurs têtes, des satellites en quête de réponse avaient, eux aussi, repéré l'apparition. Derrière ces satellites se trouvaient le Dr Steven Miller et son équipe, qui ont fait des mers laiteuses leur baleine blanche.
Une première mondiale
Le Dr Steven Miller traque les mers laiteuses au travers de plusieurs satellites de la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), un peu l'équivalent outre-Atlantique de l'Ifremer. Equipés d'une technologie permettant de détecter une lumière des milliards de fois plus faible que celle du Soleil, ces derniers ont permis aux chercheurs de compter 12 manifestations entre 2012 et 2021, incluant celle d'août 2019 observée par le Ganesha dans la mer de Java. Toutefois, les observations par satellite ne sont que des observations indirectes, impossibles à vérifier en temps réel. Le souci est qu'en haute altitude, même le plus perfectionné des instruments est dépendant des conditions climatiques, optiques et environnementales pour obtenir des relevés fiables. Comme la moindre réflexion lumineuse peut créer des faux positifs, le docteur Miller n'a jamais pu avoir confirmation des mesures enregistrées, et ce, jusqu'à ce que quelqu'un du Ganesha ne l'approche.
Naomi McKinnon était curieuse de comprendre ce qu'elle avait vu sur le voilier et avait fait des recherches sur Internet. Elle est ainsi tombée sur les travaux du Dr Miller et a pris contact avec lui. Un soulagement pour le chercheur qui a enfin pu confirmer ses travaux. Mieux, il a aussi pu récupérer des photos, les premières connues d'une mer laiteuse, et a eu plusieurs entretiens avec l'équipage du Ganesha afin d'enrichir ses recherches. Il est ainsi apparu que la mer laiteuse de la nuit du 2 août 2019 s'est étendue sur 100 000 km², soit à peu près une superficie supérieure à celle du Portugal, approximativement équivalente à celle de la Corée du Sud. En croisant ses données avec celles du voilier, le Dr Miller a aussi découvert que le Ganesha n'a en fait traversé qu'une petite partie de l'étendue de mer touchée par le phénomène et que malgré cela, il lui aura fallu 8 heures de navigation pour en sortir.
Avec l'épisode du Ganesha, c'est la première fois que des données satellitaires ont pu être corrélées avec un constat sur terrain. Il s'agit d'une belle avancée dans la recherche, mais malgré tout, la communauté scientifique est encore loin de tout comprendre du phénomène de la mer laiteuse. En l'état, c'est tout juste si l'on soupçonne une certaine bactérie d'en être la cause.
Vibrio harveyi : une bactérie bioluminescente
Vibrio harveyi est une bactérie marine bacilliforme (en forme de bâtonnet) et équipée de flagelles que l'on trouve surtout dans les eaux tropicales. Cette bactérie a ceci de particulier qu'elle peut communiquer avec ses congénères en utilisant la bioluminescence, une faculté que les scientifiques ont baptisée "détection de quorum". Elle permet aux bactéries de coordonner leurs efforts de manière décentralisée (sans meneur identifié) afin, par exemple, d'améliorer la capture de nutriments et ainsi de favoriser leur multiplication, ou encore d'augmenter leur virulence en améliorant le transport de toxines.
La bioluminescence de la bactérie Vibrio harveyi résulte d'une réaction chimique impliquant deux substances : la luciférine et la luciférase. Lorsque la luciférine entre en contact avec l'oxygène de l'eau et avec l'enzyme luciférase, une réaction chimique se produit, engendrant la luminescence de la bactérie. La lumière émise par une seule bactérie est faible, mais dans le nombre, elle peut vite devenir impressionnante.
Le terme "quorum" n'a pas été pris au hasard : pour que le signal d'intention qu'est la bioluminescence puisse être capté et mimé, il faut qu'un minimum de densité de bactéries soit atteint. Le Dr Miller estime cette densité à 100 millions de bactéries par centimètre carré d'eau. Pour la petite histoire, il y a presque 200 ans, Jules Verne, toujours par le biais du Dr Aronnax, avait quasiment vu juste en attribuant lui aussi les mers laiteuses à des organismes « de l'épaisseur d'un cheveu » présents dans la mer !
Plusieurs hypothèses pour expliquer les mers laiteuses
Au fil des rares recherches menées sur le phénomène des mers laiteuses, différents chercheurs ont émis plusieurs hypothèses sur l'objectif se cachant derrière la détection de quorum de vibrio harveyi. Certains suggèrent par exemple que, après une floraison phytoplanctonique (lorsque le phytoplancton se met à pulluler, à la manière des chlorophycées durant une marée verte), les lipides libérés à la mort de ces organismes microscopiques mettent en place des conditions environnementales très favorables au développement des bactéries. Celles-ci se mettent alors à se reproduire de manière frénétique puis brillent afin de provoquer une détection de quorum demandant à tous de proliférer.
Pour le Dr Miller, l'explication pourrait bien se trouver à l'opposé de cette explication. Il faut savoir, en effet, que vibrio harveyi est un agent pathogène qui affecte aussi bien les mollusques (moules, ormeaux, etc.) que les crustacés et les poissons. Leurs intestins leur offrent un environnement idéal pour se multiplier et si d'aventure, la bactérie finit dans la mer, elle n'aurait qu'une hâte : retourner dans les boyaux d'un animal. Pour arriver à ses fins, elle se mettrait alors à briller d'une luminescence appétissante, comme les proies qu'affectionnent ses hôtes. Le scientifique appuie son hypothèse sur le fait qu'au contraire des autres phénomènes bioluminescents, comme les plages luminescentes par exemple, une mer laiteuse affiche une lueur constante et calme. Pas de flash qui pourrait faire fuir les chasseurs potentiels, mais bel et bien une clarté persistante, presque hypnotique comme la lanterne de certaines créatures des abysses, et ce, afin de se faire gober le plus vite possible.
On l'aura compris, tout ceci n'est encore que pures conjectures et une myriade de questions restent encore sans réponse. D'ailleurs, rien ne dit que la bactérie vibrio harveyi soit la seule responsable des mers laiteuses, dont la couleur varie selon les témoins : comme elles sont parfois blanches, bleues ou encore vertes, les scientifiques soupçonnent la bactérie d'en être partiellement responsable. Il reste encore beaucoup à découvrir et il est certain que les mers laiteuses nous réservent encore de belles surprises.