Eurotunnel : il était une fois un géant sous la Manche

L'Eurotunnel, l'un des plus grands projets d'infrastructure du 20e siècle, relie la France au Royaume-Uni par un tunnel ferroviaire sous la Manche. Il s'agit du tout premier tunnel sous-marin international au monde, un exploit dont l'histoire a été ponctuée par des défis allant bien au-delà de la technique.
Eurotunnel : il était une fois un géant sous la ManchePhoto : Eurostar, le train à grande vitesse qui relie Paris Gare du Nord à la gare St Pancras à Londres

L'Eurotunnel est l'une des plus grandes prouesses d'ingénierie du siècle dernier. Sa construction a nécessité 7 ans de travaux et il est, à date, le seul tunnel entièrement sous-marin au monde à relier deux pays. Retour sur un projet titanesque dont les premières bases ont été jetées il y a plus de deux siècles.

Un fantasme datant du Premier Empire

L'idée de relier la France et l'Angleterre par un tunnel sous-marin remonte à plus de deux siècles. C'est en effet en 1801 que l'ingénieur des Mines Albert Mathieu-Favier proposa au Premier consul Louis-Napoléon Bonaparte le tout premier projet réaliste pour relier la Grande-Bretagne à la France. À l'époque, les deux pays, régulièrement belligérants, avaient enterré la hache de guerre depuis une dizaine d'années. Le moment semblait donc opportun pour un rapprochement.

Dans ses plans, l'ingénieur français prévoyait déjà un tunnel à double galeries dans lesquelles diligences et autres calèches tirées par des chevaux pouvaient circuler à vive allure sur une route pavée. Des cheminées, plantées à intervalles réguliers, assuraient l'aération du système tandis que l'éclairage était fourni par des lampes à huile. Le projet plut des deux côtés de la Manche, mais c'était sans compter la perfide Albion qui (re)déclara la guerre à la France en 1803. Le tunnel est mort-né.

Les premiers travaux du tunnel sous la Manche

Le rêve de pouvoir traverser la Manche sans se mouiller sera exhumé par le Français Aimé Thomé de Gamond en 1834. Cet ingénieur des mines, qui était aussi ingénieur hydrographe, médecin, avocat et officier du génie militaire, imagine alors plusieurs moyens de mettre un trait d'union entre l'Hexagone et la Grande-Bretagne qu'il compilera plus tard, en 1869, en un ouvrage intitulé "Mémoire sur les plans du projet nouveau d'un tunnel sous-marin entre l'Angleterre et la France". On y retrouve plus de trente ans de recherche sur les possibilités d'aller sur ou sous la Manche, incluant la création de deux îles artificielles.

Là encore, le projet éveille l'intérêt des deux pays concernés et une association franco-britannique est même mise sur pied pour creuser l'idée. Malheureusement pour l'ingénieur français, la chute du Second Empire, en 1870, lui fera perdre la main sur le projet et ce seront finalement les travaux d'ingénieurs britanniques, largement inspirés des siens, qui séduiront l'association. Ce sera donc un train qui reliera la Grande-Bretagne au continent. Il évoluera dans un tunnel à double voie de 8 mètres de haut, 6 mètres de large et 48 km de long dont 35 seront immergés. Les premiers coups de pioche sont donnés en 1878 à Sangatte, côté français, et à Douvres, sur Shakespeare Cliff, côté britannique.

Malgré tout, l'idée que la Grande-Bretagne perde son insularité et devienne une vulgaire annexe du continent européen ne plut pas beaucoup à la bourgeoisie. Il faut aussi avouer qu'elle avait tout intérêt à ce que le commerce continue à se faire sur l'eau, à bord de ses bateaux, plutôt qu'en dessous. En juillet 1882 ainsi, les vitupérations contre le projet transmanche finirent par obliger le Bureau de la Guerre lui-même à ordonner la cessation des travaux. Dès lors, même les nombreux recours des pro-tunnels ne purent sauver les chantiers.

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Le terminal ferroviaire du tunnel sous la manche, à Calais

La réalisation presque deux cents ans plus tard

Le projet de percer un tunnel sous la Manche restera en dormance jusqu'en 1966, année où la Grande-Bretagne et la France se mettent une nouvelle fois d'accord. Un appel d'offres est alors lancé et c'est un groupe franco-britannique qui est sélectionné. L'objectif restant le même, il est décidé de réinvestir les chantiers de Sangatte et de Shakespeare Cliff et c'est ainsi que les travaux redémarrèrent en 1973 pour une fin prévue pour 1980. Deux ans plus tard toutefois, c'est encore l'Angleterre, par le biais de Harold Wilson, premier ministre, qui met le holà à la nouvelle coopération franco-britannique pour des raisons économiques.

Nous voici en janvier 1986. Après 5 ans de tractations et de consultations, l'arlésienne d'un lien sous-marin reliant l'Angleterre à la France refait de nouveau la Une des médias, après la signature d'un protocole allant dans ce sens entre la première ministre britannique Margaret Thatcher et le président français François Mitterrand. Pour éviter les mauvaises surprises cette fois, il est décidé qu'aucun fond public ne sera injecté dans ce nouveau et vieux projet. C'est donc à tout un consortium d'entreprises – un maelström, diront certains – qu'est confié le soin de mener à bien la mission devenue quasi sacrée de relier les deux terres. On y trouve des entreprises de BTP, mais aussi des banques basées de part et d'autre de la Manche et pour qui réussir ce défi est vite devenu une question de survie.

Côté français, le premier coup de pioche de ce qui va être l'Eurotunnel est donné à Coquelles, à tout juste 5 km de Sangatte, tandis que côté anglais, c'est Folkestone qui est choisie, une ville à 2 kilomètres de Shakespeare Cliff. Cette fois, on le sait, c'est la bonne !

Les vicissitudes d'un tunnel sous la Manche

La construction de l'Eurotunnel débute en 1987 sous l'égide du consortium franco-britannique TransManche Link (TML). Le chantier, qui mobilisera plus de 12 000 ouvriers, est une véritable prouesse technologique et ingénierique. La jonction entre les portions anglaise et française se fait le 1er décembre 1990 à 12 h 12, et les ouvriers Graham Fagg et Philippe Cozette en profiteront pour échanger les drapeaux de leurs pays respectifs après une franche poignée de main immortalisée par les journaux du monde entier.

Le 6 mai 1994, après sept ans de travaux, l'Eurotunnel est officiellement inauguré par François Mitterrand et la reine Élisabeth II, puis ouvre au public quelques jours plus tard. Le tunnel permet de relier Calais (France) à Folkestone (Angleterre) en seulement 35 minutes avec des trains voyageant jusqu'à 160 km/h. Ils sont conçus pour transporter passagers, mais aussi voitures et camions d'un bout à l'autre de la Manche dans un confort optimal. Les trains Eurostar, qui relient Londres à plusieurs capitales européennes, utilisent également le tunnel. D'ailleurs, cela révolutionne complètement les transports en Europe, permettant de faire un trajet Londres-Paris en à peine 2 h 30, un Londres-Amsterdam en 3 h 20, ou encore un Londres-Bruxelles en moins de 2 h.

Les premières années sont, cependant, marquées par des difficultés financières. Dès le départ pourtant, les décideurs avaient revu leurs calculs à la hausse, triplant le budget initial prévu pour la construction et le réévaluant à 60 milliards de francs, approximativement 14,4 milliards d'euros actuels. À la fin des travaux pourtant, il s'est avéré que le coût réel du tunnel a encore été plus cher de presque 70 %, atteignant 100 milliards de francs (environ 24 milliards d'euros). Trouver la différence en cours de route n'a pas été aisé, entre investisseurs, financeurs institutionnels et même entrée en bourse. Dès novembre 1987 en effet, le capital de la nouvelle société Groupe Eurotunnel, créée en août 1986 pour succéder à TML, est ouvert par une introduction en bourse afin de lever des fonds. Les comptes n'allaient cependant pas s'équilibrer pour autant, au contraire : en 1997, Eurotunnel se trouve au bord de la faillite à cause de l'augmentation du coût des travaux et d'une dette surdimensionnée. Néanmoins, plusieurs efforts et restructurations plus tard, la société se redresse et dégage enfin des bénéfices 20 ans après les premiers coups de pioche, soit en 2007. En 2017, enfin, l'entreprise change de nom et devient Getlink.

L'Eurotunnel en quelques chiffres

Le tunnel – en réalité "les tunnels" puisqu'il y en a trois – fait en tout et pour tout 50,5 km de long. Les trois quarts de cette longueur (37,9 km) se trouvent sous les eaux, faisant de l'Eurotunnel le plus long tunnel immergé au monde.

Il comprend trois galeries parallèles : deux pour la circulation des trains (un pour chaque sens) et une troisième, entre les deux, en guise de tunnel de service. Chaque galerie est creusée dans le fond marin, dans une couche de craie, à une profondeur maximale de 75 mètres sous la surface de l'eau. Celles destinées à la circulation des trains font 7,60 mètres de diamètre, tandis que celle de service en fait 4,80 mètres. Tous les 375 mètres enfin, ces trois galeries sont reliées entre elles par une galerie transversale de 3,30 mètres de diamètre.

Les infrastructures du tunnel permettent un service de transport mixte, avec des navettes spéciales à grande vitesse pour des passagers dans leurs voitures ("Shuttle"), des trains Eurostar pour les passagers sans voitures, ainsi que des services de fret ("Shuttle Freight"). On estime que 400 trains traversent l'Eurotunnel tous les jours.

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À l'intérieur du Shuttle, la navette embarquant des véhicules sous la Manche

Quel avenir pour le tunnel sous la Manche ?

Aujourd'hui, malgré un contexte commercial tendu avec un Brexit qui a forcé les autorités à adapter leurs systèmes douaniers, l'Eurotunnel est toujours l'un des axes de transport vitaux existant entre la France et le Royaume-Uni. En 2019, 27 % des échanges de la France vers son voisin outre-Manche passaient par l'Eurotunnel. Chaque année, environ 10 millions de passagers empruntent ses services, tandis qu'environ 25 % des échanges économiques transmanches transitent par lui.

Pour faire vivre et grandir ce lien entre nations, Getlink investit régulièrement dans la modernisation du tunnel. Depuis mai 2022 par exemple, avec le projet ElecLink, le tunnel sous la Manche sert également à transférer de l'électricité entre la France et le Royaume-Uni. Getlink, conscient des enjeux environnementaux, a par ailleurs investi dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre liées à l'exploitation de son tunnel. Ainsi, alors que l'Eurotunnel célèbre son 30e anniversaire, il continue d'évoluer avec des projets visant à renforcer son rôle dans la coopération entre deux pays, un lien rêvé il y a de cela plus de 200 ans.

Par Andriatiana RakotomangaPublié le 24/10/2024