Quand le Maroc fait le ménage sur son littoral, à grands coups de bulldozer

Coup de tonnerre dans certains secteurs habités de la côte marocaine : fin 2023, des villages emblématiques du littoral disparaissaient sous les pelleteuses et les bulldozers. Tifnit, Ismouane, Belyounesh, M'diq Fnideq, et bien d'autres se sont retrouvés rayés de la carte en quelques jours, laissant habitants et visiteurs stupéfaits. Un an après, où en est-on ? Quel est le vrai motif de ces destructions soudaines, et quelles en sont les conséquences ?
Quand le Maroc fait le ménage sur son littoral, à grands coups de bulldozerPhoto : les ruines du village de Sidi Toual - © Estelle-Sara Soldner

L'emblématique village de Tifnit au sud d'Agadir, mais aussi Imsouane toujours dans le Souss Massa ou encore Belyounesh et M'diq Fnideq dans la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceima, et d'autres encore, ont été détruits, sur ordre des plus hautes autorités et sous le regard des habitants et des visiteurs totalement médusés. C'est à peine si les occupants des différentes maisons avaient été prévenus quelques jours plus tôt. L'ordre leur avait été donné de quitter et démonter eux-mêmes leurs habitations afin de « remettre les lieux en l'état » sous peine de les voir détruire par les bulldozers. Ce n'étaient pas des menaces en l'air et, parfois juste trois jours plus tard, les engins destructeurs arrivaient, accompagnés par des représentants des autorités et l'armée, qui sortait manu militari les derniers résistants.

Un an plus tard, rien n'est oublié. Si la mesure est légale puisque le littoral figure dans le domaine maritime du Maroc, la violence des procédures est encore largement débattue. Quel est le vrai motif de ces destructions ? Et quelles sont les répercussions au niveau national ? Car les secteurs touchés s'étendent du nord au sud du royaume, depuis la côte méditerranéenne jusqu'aux portes du Sahara marocain. Aujourd'hui, où en est-on ?

Un an après : Tifnit laissé en ruines

Fin décembre 2023, Tifnit, paisible petit village de pêcheurs au sud d'Agadir, vibre au son des cris de colère des manifestants s'opposant à un avis de démolition incompréhensible. Rien n'y fait, Tifnit est impitoyablement détruit par les bulldozers, devant les habitants et les badauds, totalement abasourdis et désemparés.

Chacun y va alors de son hypothèse quant à cette brutale décision des autorités, appliquée avec autant de soudaineté que de violence. Cela cache-t-il un projet de construction d'un complexe touristique ? D'une remise en état des lieux, situés dans l'enceinte d'un parc naturel ? Certains ont même émis l'hypothèse de la construction d'un aéroport en lien avec la caserne toute proche.

Plus d'un an après, aucune remise en état n'a été effectuée, malgré les promesses. Sur place, des tas de gravats, un temps recouverts de sable par les démolisseurs, bien vite balayé par le vent. Fantomatique et triste, Tifnit gît. Comme d'autres villages célèbres pour leur charme et leur histoire.

Tifnit
Voici tout ce qu'il reste du joli petit village de Tifnit

Une vaste opération à l'échelle nationale

L'émotion suscitée par cet événement masque alors une réalité plus large, une opération à l'échelle nationale visant à récupérer les espaces littoraux. D'autres jolis villages au passé symbolique et précieux aux yeux de certains connaissent le même sort, à l'instar d'Imsouane et certains secteurs d'Aourir, des lieux chers aux surfeurs, Dahomey Plage près de Casablanca et même encore plus au nord, sur la façade méditerranéenne.

Certains occupants, appelons-les "propriétaires" même si le terme est impropre, des Marocains résidant à l'étranger dont c'était l'unique pied-à-terre, voire des étrangers, n'ont même pas eu le temps de se retourner. Tout a été rasé en quelques coups de pelle avant qu'ils aient pu se rendre sur place et, éventuellement, mettre quelques objets à l'abri.

L'opinion internationale s'est émue. D'une part parce que les autorités n'ont fait aucun cas de l'importance touristique et emblématique de certains lieux. D'autre part car les méthodes ne servent pas l'image du Maroc, qui se veut un pays progressiste et moderne, à l'opposé de cet autoritarisme affiché.

Destruction des constructions isolées égalitaire, mais brutale

Il faut savoir par ailleurs que, si ce sont les démolitions de villages historiques et pittoresques qui ont révélé l'opération et fait couler l'encre dans les colonnes des journaux, l'opération de réappropriation de son littoral par le Royaume du Maroc a également touché une multitude de constructions isolées, dispersées à proximité des plages.

À la décharge du pays, il convient de souligner que la tendance, au Maroc, était jusqu'à très récemment celle de s'approprier un terrain où qu'il se situe et peu importe son propriétaire, pour y construire ce que l'on voulait. Souvent de modestes cabanons, mais également de somptueuses demeures. C'est ainsi qu'avaient fleuri le long des plages, parfois accrochées aux rochers et à moitié troglodytes, des villas magnifiques, construites sans aucune autorisation. Celles-ci appartenaient à des notables, de nouveaux nantis, parfois même… des représentants de l'État ! En résumé, des occupants aisés, souvent marocains, parfois étrangers.

Se croyant au-dessus des lois et intouchables, aucun ne s'est inquiété jusqu'à l'apparition des équipes de démolition qui n'ont pas fait de quartier, rasant l'intégralité de ces belles maisons de vacances. Pour une fois, aucun privilège : du modeste pêcheur avec sa grotte troglodyte au riche président de Province et son opulente bâtisse, tous ont vu leurs bâtiments balayés. Si l'opinion internationale a réagi négativement, cette "égalité" satisfait une partie de la population marocaine, qui y voit une justice sociale et une réappropriation du littoral, parfois "privatisé" par les plus riches.

Tifnit
A Tifnit, seule l'usine à poissons a pu rester debout

Légalité de l'action

Le Royaume du Maroc est dans son bon droit, c'est un fait. Le littoral relève du domaine public maritime et nul ne peut y construire. Il est par conséquent du devoir de l'État de faire respecter la loi et de réguler les installations sur ces territoires. Ces constructions étant anarchiques et informelles, elles pouvaient nuire à l'ordre public et sécuritaire. Reconnaissons en effet qu'elles étaient, pour certaines, à la limite de l'insalubrité.

Par ailleurs, des "requins" de l'immobilier s'étaient déjà quelque peu appropriés plusieurs secteurs, louant à prix d'or de petites maisons, même très modestes, dans un flou informel très bien organisé, échappant ainsi au fisc. De quoi faire enrager ce dernier.

Mais pourquoi avoir attendu des dizaines d'années pour sévir ? Car certains pêcheurs étaient installés dans les villages depuis plusieurs générations. Il en est même qui s'étaient vus attribuer une autorisation d'occupation, formalisée par une numérotation apposée sur la façade. Par conséquent, même la veille de la destruction, certains restaient très sereins, persuadés d'échapper au massacre, et passaient une belle journée ensoleillée en famille, comme si de rien n'était. Scène légèrement surréaliste, comme le calme avant la tempête.

Quant aux méthodes employées et leur dureté, elles soulèvent néanmoins de vives critiques. Certaines familles n'ont eu que trois jours pour quitter les lieux, sans solution de relogement ni accompagnement. Dans cette affaire, plusieurs ont perdu non seulement un habitat, mais également une activité professionnelle. Petit café, restaurant, mini boutique ou autre.

Les motifs officiels et les rumeurs

L'argument principal avancé par les autorités est la protection du littoral et sa remise en état. Mais ces justifications peinent à convaincre. L'organisation de grands événements sportifs, comme la Coupe d'Afrique des Nations fin 2025 et la Coupe du Monde en 2030, pourrait expliquer l'aménagement futur de ces zones littorales pour accueillir des complexes touristiques de luxe. Il se pourrait en effet que la raison économique soit sous-jacente, le pays connaissant une forte croissance touristique, le littoral représente une manne potentielle.

D'autres hypothèses circulent : certains affirment que les Berbères auraient été ciblés. D'autres évoquent un projet militaire à Tifnit, en lien avec la caserne voisine. Ces thèses relèvent toutefois davantage de la spéculation. Mais les projets restent opaques, alimentant ces rumeurs et frustrations. Et les questions fusent : à qui profiteront réellement ces transformations ? Les habitants, pour leur part, semblent déconnectés de ces décisions stratégiques.

Ces opérations "coup de poing" imprévisibles ne surprennent qu'à moitié, le roi Mohammed VI lui-même ordonnant parfois des destructions immédiates lorsque les règles ne sont pas respectées, comme cela a eu lieu à Taghazout en février 2020.

Sidi Toual
À Sidi Toual, la côte offre désormais un spectacle de désolation

Des méthodes largement controversées

Cette rapidité d'exécution ne laissant aucune possibilité de recours, les méthodes d'expulsion aussi rapides que musclées ont laissé des traces indélébiles et moult questionnements. De la colère, aussi, chez les principaux intéressés, auxquels on n'a laissé aucune chance de sauver leur maison, quand on connaît la lenteur du système judiciaire et qu'on a trois jours pour intenter une action.

Alors que les villas construites sauvagement le long des côtes de façon relativement récente pouvaient être véritablement considérées comme illégales, la question reste posée concernant les petits villages traditionnels, dont l'économie tournait autour de la pêche. Ces gens aux revenus modestes se sont vus tout enlever pratiquement du jour au lendemain, sans aucune solution de relogement ni de suivi social. C'est cet aspect aussi qui est pointé du doigt.

Certains villages étaient des modèles de résilience et d'écologie, à l'instar de Tifnit, connu pour son écosystème unique, vivant de la pêche et d'un échange solidaire autour d'un puits communautaire. En écoutant les habitants, locaux ou d'origine étrangère mais parfaitement intégrés, on ne pouvait que noter une certaine fierté à vivre cette existence respectueuse de l'environnement. Ce village se situait dans le périmètre du Parc National de Souss Massa, une réserve naturelle de première importance. Par ailleurs, certaines démolitions sont intervenues alors que la justice avait déjà été saisie, sans aucun respect d'une quelconque procédure judiciaire, par conséquent. C'est le cas de Dahomey Plage.

Face à ces évacuations, les familles marocaines les plus modestes ont souvent trouvé refuge auprès de leurs proches, un témoignage poignant de la solidarité qui caractérise cette société. Mais cette dynamique a aussi permis à l'État de maintenir un niveau d'implication limité, au grand dam de certains.

La zone littorale marocaine, un patrimoine riche à préserver

Sauvegarder le littoral, le restituer à la flore et la faune sauvages, c'est tout à fait louable étant donné leur richesse et leur rareté. En effet, les 3 500 kilomètres de côtes que compte le Royaume regorgent d'écosystèmes variés, abritant de nombreuses espèces, certaines très rares. Détruire les milliers de constructions qui essaimaient le long de la côte n'est donc pas une mauvaise chose en soi. Reste la destruction discutable des petits villages ancestraux, par ailleurs chers aux touristes en quête d'authenticité.

La question centrale reste celle du modèle de développement choisi par le Maroc. Alors que certaines zones étaient des exemples d'écoresponsabilité, le pays semble privilégier des projets potentiellement lucratifs, mais éloignés des populations locales. L'opacité et la brutalité des actions menées interrogent : ces transformations profiteront-elles à tous ou uniquement à une élite ? Car, si le but de tout cela est d'implanter des complexes tout en bétonnant, comme beaucoup le redoutent, ce sera bien triste, voire révoltant.

Tifnit
Il ne reste plus grand-chose des petites maisons de Tifnit qui bordaient la côte

Vers quel avenir pour le littoral marocain ?

Il faudra attendre quelques bonnes années encore pour connaître les motivations réelles derrière cette action, et c'est à ce moment-là que nous pourrons juger du bien-fondé de ce coup d'éclat qui restera bien longtemps dans les mémoires. D'autant que ces démolitions ont fait écho au dévastateur séisme d'Al Haouz survenu début septembre 2023, faisant dire à certains que les bulldozers avaient été aussi destructeurs que le tremblement de terre (heureusement, cela ne concerne pas les vies humaines), ajoutant encore à la douleur du pays. Pour l'heure, le Royaume reste sous le feu des critiques.

Certains médias internationaux voient dans la transformation du littoral marocain une opportunité majeure pour le tourisme, mais aussi un défi pour les communautés locales. Ce double regard reflète les tensions existantes autour de ces démolitions. Et, dès à présent, cela amène des questions. Il est par exemple légitime de se demander si ces transformations ne risquent pas de gommer l'authenticité qui faisait autrefois le charme de ces villages. Si les paysages évoluent pour séduire une catégorie de touristes précise, que restera-t-il des traditions locales ?

Par Estelle-Sara SoldnerPublié le 23/01/2025