Le totoaba, un poisson si précieux qu'il intéresse les cartels

D'aspect on ne peut plus conventionnel, le totoaba ressemble à n'importe quel autre poisson, mais ne vous y fiez pas : derrière cette apparence banale se cache un trésor de si grande valeur qu'il attire même les trafiquants de drogue.
Le totoaba, un poisson si précieux qu'il intéresse les cartelsPhoto : Sea Shepherd

Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez aucune mention du totoaba dans la liste des espèces de poissons commerciaux. Ce poisson, que l'on ne trouve que dans le golfe de Californie, est d'ailleurs classé comme vulnérable par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Sauf quelques menues dérogations, sa pêche est ainsi formellement interdite depuis les années 1970. Mais cela ne l'empêche malheureusement pas de subir un braconnage si intensif qu'il est aujourd'hui en bien fâcheuse posture.

Un poisson presque commun

Le totoaba, Totoaba macdonaldi de son nom latin, est une espèce emblématique du golf de Californie, connue dans toute la région pour être plus que "généreux". Appartenant à la famille des Sciaenidés, il s'agit en effet d'un très grand poisson qui peut atteindre les 2 mètres de long pour un poids de 100 kg lorsque les conditions environnementales lui sont favorables.

Hormis sa taille et son poids cependant, le totoaba est un poisson somme toute banal, arborant une couleur brun-argenté comme des milliers d'autres espèces. Son apparence générale ne paie également pas de mine, si ce n'est un museau effilé et une mandibule un brin proéminente. Une fois dans la marmite par contre, beaucoup s'accordent à dire que ce poisson possède une chair délicate, digne des plus grandes tables étoilées. Sa viande, juteuse et grasse juste ce qu'il faut, a paraît-il un arrière-goût de noisette très apprécié des gourmets.

Mais ce qui a perdu le totoaba et le rend si recherché au point de voir son prix au kilo atteindre des sommets, ce n'est pas sa chair au goût de beurre, mais plutôt sa vessie natatoire. Cet organe, qui n'existe que chez les poissons osseux, est un sac qui contient un mélange d'air et de gaz. Pour faire simple, sa manipulation, par ajout ou éjection de son contenu, permet au totoaba de gérer plus ou moins précisément sa flottabilité sans grand effort, car il n'a alors pas besoin de nager. Le hic, c'est que cette vessie gazeuse est considérée comme un remède miracle dans plusieurs pays d'Asie, particulièrement en Chine où les vessies natatoires des grands poissons sont volontiers comparés au ginseng.

La cocaïne de la mer

Les superlatifs pour qualifier la vessie natatoire du totoaba ne manquent pas. Dans la médecine traditionnelle chinoise, discipline trois fois millénaire, on la certifie volontiers bonne pour la peau, les reins, le cœur ou encore le foie. Elle serait aussi excellente tant pour stimuler la circulation sanguine que pour donner un coup de fouet à son système immunitaire. Et bien sûr, pour faire bonne mesure, on n'a également pas hésité à lui attribuer d'admirables qualités aphrodisiaques.

Il n'en fallait pas plus pour faire exploser la demande en vessie de totoaba dans tout l'Empire du Milieu. Auparavant simplement pêché pour le divertissement et pour la consommation, le totoaba a vite intéressé les âpres au gain, car, oui, le prix de sa vessie natatoire a tôt fait de grimper en flèche. En 2022 ainsi, l'unité se négociait de 1000 à 5000 dollars au Mexique (soit approximativement 920 à 4 600 euros) pour ensuite être revendue 2 fois plus cher en Asie. Le kilo, lui, se vend autour des 50 000 dollars (approximativement 46 000 euros), voire 100 000 dollars (92 000 euros).

Quand on sait que la vessie des grands spécimens peut atteindre les 3 kg, on comprend mieux tout l'engouement et même la violence qui entoure son trafic. À ce prix en effet, le totoaba est largement plus rentable que la cocaïne, chose que les cartels mexicains ont rapidement compris. Ce sont désormais eux, avec l'appui de la mafia chinoise, qui contrôlent le marché illégal de totoaba dans le golfe de Californie.

Le cartel aux commandes du trafic de totoaba se nomme le "cartel de la mer". Fortement implantée dans la ville mexicaine de San Felipe, port de départ de la majorité des braconniers, cette organisation n'est ni plus ni moins qu'une branche du sinistrement célèbre cartel de Sinaloa, auparavant dirigé par El Chapo. Entre drogue et totoaba, les produits sont différents, mais les méthodes restent les mêmes.

Plusieurs espèces marines en danger

Le boom du commerce illégal de totoaba a commencé vers les années 2012 – 2013. L'ampleur du trafic dans le golfe de Californie a été telle que le poisson, autrefois abondant, a rapidement disparu dans tout le sud du golfe. Un comble alors que l'espèce a été bannie des marchés à poissons dès 1977 par la Convention de Washington.

Pour prendre le poisson tant convoité et optimiser leurs prises, les braconniers utilisent des filets maillants non réglementaires ; ils pêchent sans distinction d'espèces en laissant leurs filets dériver comme des filets fantômes ; ils ne respectent évidemment aucune saison de pêche. Résultat, le totoaba est désormais menacé d'extinction, et ce, malgré le fait que sa femelle, très féconde, peut pondre plusieurs millions d'œufs lors de l'unique et annuelle période de reproduction (entre février et avril).

Le vaquita, lui, a eu moins de chance. Ce marsouin de petite taille, également endémique du golfe de la Californie, est une prise accessoire dans la pêche illégale de totoaba et est quasiment éteint. L'hécatombe est telle qu'il n'en resterait plus aujourd'hui qu'une dizaine d'individus dans le golfe.

Un espoir pour le futur

Les mesures de protection votées et mises en place depuis un demi-siècle sont, il faut le dire, plus qu'inefficaces face à la pression de la demande venue d'Asie. Elles sont contournées soit par une corruption à tous les niveaux, soit par des mesures de coercition brutales comme seuls les cartels en sont capables. Malgré tout, les scientifiques et ONG qui se battent pour sauver l'espèce voient une petite lueur d'espoir à l'horizon. Au cours de leurs innombrables études en effet, ils ont remarqué que la taille des spécimens observés remontait tout doucement. C'est un signe positif puisqu'il faut savoir qu'auparavant, à cause du stress causé par leur surpêche, les totoabas ont rapidement rapetissé. Les voir grandir signifie donc que leurs conditions environnementales se sont améliorées.

En parallèle, des stations alevinières ont également été développées et des chercheurs y travaillent pour améliorer la reproduction en captivité des totoabas. Bien plus que des fermes piscicoles produisant pour les étals mexicains (les poissons étant d'élevage et non sauvages, cela reste légal), ces écloseries servent aussi de viviers pour constituer des stocks d'individus qui seront ensuite relâchés dans le golfe à l'âge de 1 an.

Seul hic : le manque de suivi qui empêche pour le moment de savoir si ces poissons survivent assez longtemps pour atteindre l'âge adulte (6 ans pour le mâle, 7 pour la femelle), et donc s'ils arrivent à se reproduire, ou même s'ils parviennent à échapper aux braconniers. Dans la nature, si on le laisse tranquille, un totoaba peut vivre jusqu'à 20 ans et plus pour dépasser la barre des 100 kg. De quoi être optimiste pour l'avenir !

Par Andriatiana RakotomangaPublié le 02/10/2023