Les curieuses attaques des orques dans le détroit de Gibraltar

Le détroit de Gibraltar, étroit bras de mer situé entre l'Espagne et le Maroc, est le seul endroit permettant le passage entre la Méditerranée et l'océan Atlantique. Pratique, comme le canal de Panama, il s'agit de l'une des voies maritimes les plus fréquentées au monde avec environ 130 000 bâtiments qui la traversent tous les ans, dont environ 90 000 navires marchands (chiffres de 2022/2023). Un passage international majeur donc, mais qui est aujourd'hui sous tension à cause d'attaques d'orques d'une ampleur sans précédent.
Des centaines d'attaques d'orques depuis 2020
Le détroit de Gibraltar est la maison d'une petite population d'orques (Orcinus orca de leur nom scientifique). Souvent appelés "orques ibériques", il s'agit, dans les faits, d'un petit nombre d'épaulards que les scientifiques estiment à une quarantaine. Pourtant, ces individus, protégés, car en voie de disparition, donnent bien du fil à retordre à la navigation dans le détroit : depuis 2020, année où le phénomène est apparu, plus de 900 "attaques" sur des bateaux ont été recensées.
Il convient ici de mettre le mot entre guillemets, car, n'étant pas à la place des animaux, il nous est bien entendu difficile d'en connaître les réelles motivations. Toujours est-il que les orques ibériques se plaisent de plus en plus à poursuivre les navires qui s'aventurent dans les eaux du détroit, notamment ceux croisant au large de la ville andalouse de Barbate ou encore du cap Spartel (Maroc).
Les gros mammifères interagissent surtout avec les bateaux de moins de vingt mètres. Voiliers, yachts, vedettes de croisière ou même bateaux de pêche, ils se pressent côté poupe de leur cible afin d'y donner des coups de boutoir répétés. Ils s'y mettent alors à plusieurs : l'après-midi du 29 juillet 2020, un voilier de 15 mètres a été pris à partie par 9 orques qui l'ont chahuté pendant une heure, le faisant pivoter sur lui-même et le soulevant même parfois de l'eau.
Dégâts matériels et factures salées
Au-delà des chocs, du bruit et de la panique engendrée, les coups portés par les épaulards provoquent de sérieux dégâts. Le voilier mentionné plus haut a vu son gouvernail voler en éclat et des marques de morsures ont été relevées sur le safran (la partie immergée du gouvernail). Le moteur a également été endommagé. Le bateau devenu impossible à diriger, les 4 personnes à bord ont lancé un appel de détresse et seront sauvées 1h30 plus tard, ne souffrant que de quelques blessures superficielles.
L'Alboran Cognac, lui, a eu moins de chance. Le 12 mai 2024, ce voilier appartenant à l'ONG suisse OceanCare a été chahuté par des orques qui ont non seulement endommagé son safran, le rendant inopérant, mais aussi ouvert une voie d'eau dans sa coque. Le navire a fini par sombrer dans le détroit au cours de son remorquage, sans faire de victime heureusement.
À chaque fois, entre une mèche de safran tordue et une quille fendue, la remise en état des bateaux se chiffrent en milliers d'euros, sans compter les mois passés en cale sèche. En 5 ans, depuis 2020, les épaulards ibériques ont endommagé plus ou moins gravement 250 bateaux de plaisance et causé le naufrage de 6 voiliers.
Un comportement agressif motivé par la vengeance ?
Tout a été dit pour essayer d'expliquer l'apparente hostilité des orques de Gibraltar. Parmi les plus populaires, il y a l'allégation disant qu'il s'agissait là d'une vengeance orchestrée en représailles aux actions menées à leur encontre.
Les zones de chasse des orques, riches en thons, se chevauchent avec les zones de pêche de la région, une situation qui les affame. Au fil du temps, les épaulards se sont donc adaptés aux activités de pêche et ont appris à plus ou moins tirer une certaine pitance des filets ainsi que des palangres lancés par les bâtiments. Une activité qui n'est pas sans risque puisqu'il arrive qu'un épaulard se retrouve empêtré puis meurt dans un filet, surtout les petits, ou encore s'abîme les nageoires sur les hameçons.
Les pêcheurs, quant à eux, ont fini par avoir les orques en horreur à cause de cette déprédation. Les défenseurs des animaux les soupçonnent alors de s'en prendre physiquement aux épaulards en guise de rétorsion. Enfin, certains plaisanciers peu scrupuleux et sous le coup de la peur, n'hésitent pas à leur lancer des pétards pour les éloigner s'ils venaient à trop s'approcher de leurs embarcations.
Certains mots comme "énervés", "en colère", et, plus souvent encore, "chasse" ont ainsi été prononcés pour qualifier le comportement étrange des orques dans le détroit. Des affirmations bien évidemment sans fondement, surtout que les orques ne sont absolument pas anthropophages.
La thèse du jeu privilégiée
À en croire les scientifiques, la théorie la plus plausible pour expliquer ces agitations serait la naissance d'un comportement de jeu jusqu'ici inédit. Il semblerait que le safran des bateaux, mobile et immédiatement accessible, ait, d'une manière ou d'une autre, attiré l'attention d'un orque ibérique qui aurait joué avec du bout de son rostre. Par mimétisme, son comportement aurait ensuite été adopté par les autres membres de son banc dans ce que l'on qualifierait d'effet de mode.
Cela expliquerait pourquoi les safrans sont systématiquement endommagés, les quelques vidéos capturées des épaulards en action les montrant clairement en train de tenter d'actionner le safran sur un côté avec leur rostre, avant de se décaler une fois leur effort couronné de succès. On a aussi remarqué que les orques "jouant" avec les voiliers sont presque toujours des juvéniles.
Ce ne serait pas la première fois que des épaulards, animaux intelligents qui arrivent même à parler dauphin, s'adonnent à une mode déconcertante. Dans les eaux de la Colombie-Britannique, par exemple, certains ont pu être observés en train de nager avec un saumon mort sur le nez, aussitôt copiés par leurs pairs, sans qu'aucune raison valable ne puisse être avancée pour expliquer ce comportement.
Comment éviter les attaques d'orques
Si, pour l'instant, le surprenant comportement des orques ibériques continue d'être étudié, on sait déjà comment les esquiver. C'est en réalité très simple : il suffit d'éviter les zones qu'ils fréquentent ! Il existe de nombreux groupes sur les réseaux sociaux, comme l'ORCAS.PT information group sur Facebook, qui permettent de se tenir au fait des "attaques" d'orques. Des sites internet, comme celui de la Cruising Association par exemple, offrent également plusieurs ressources à cet effet et peuvent même offrir une information en temps réel.
Dans le cas où des orques poursuivraient déjà votre bateau, pas de panique. Le bon comportement à prendre est de continuer à naviguer pour les distancer. Effectivement, les orques se lassent vite des poursuites puisqu'ils n'ont rien à y gagner (pas de nourriture à la clé). Ainsi, si vous leur retirez leur motivation, en occurrence, s'amuser, ils passeront vite à autre chose. En revanche, ne jetez rien ni sur eux ni dans la mer : ça ne marche pas.
Pour finir, il faut savoir que le comportement incriminé est en train de se propager. Apparu pour la première fois dans le détroit de Gibraltar, il a ensuite été repéré au large du Portugal avant d'être remarqué dans le golfe de Gascogne. On apprendra, sans surprise, qu'il s'agit là de la route migratoire post-nuptiale (après reproduction) des thons rouges, l'une des proies préférées des orques ibériques.