Le fort Drum de Manille, l'île cuirassée

Comme tout port d'importance, Manille a connu son lot de fortifications militaires. Parmi les défenses de la ville, le fort Drum, entouré par les eaux, tenait sous ses feux l'entrée de la baie. Ce qui lui a valu de connaître de durs engagements durant la Seconde Guerre Mondiale.
Le fort Drum de Manille, l'île cuirassée

Encore de nos jours, les marins qui arrivent à Manille, capitale des Philippines, le prennent parfois pour un autre navire. Et pourtant, le fort Drum n'a pas bougé d'un mètre depuis sa construction. Mais cet ouvrage, qui n'est pas sans rappeler Fort Boyard, a tout de même largement mérité son surnom de "cuirassé de béton".

La baie de Manille, un point stratégique

La baie de Manille est de grande dimension. D'une forme grossièrement circulaire, elle mesure environ 40 km de diamètre pour 2000 km² de superficie. Son embouchure est d'une largeur de 19 km. Autrement dit, c'est un port naturel très pratique pour accueillir de très nombreux bateaux.

L'Espagne dominait le secteur depuis la fondation de Manille par le conquistador Miguel López de Legazpi en 1571. En 1898, la baie de Manille est l'un des théâtres de la guerre hispano-américaine. Cette guerre, qui s'est déroulée sur fond de déliquescence de l'empire colonial espagnol et de désir d'influence des États-Unis sur la scène internationale, s'est soldée en Orient par la défaite de l'Espagne et la vente des Philippines aux Américains. Les USA ont dès lors été les maîtres des Philippines qui ne sont devenues vraiment indépendantes qu'en 1946, après une phase d'occupation japonaise entre 1942 et 1945.

La Baie de Manille était donc une base d'importance pour chacune des deux puissances coloniales successives, loin de leur métropole. L'Espagne a construit sur les côtes de l'embouchure quelques forts et batteries d'artillerie. Mais cet ensemble n'a eu pratiquement aucun engagement durant la guerre hispano-américaine et n'a pas pu empêcher le passage de la flotte d'invasion. Les États-Unis ont retenu la leçon et entrepris, au tout début du XXe siècle, de fortifier les lieux avec plus de soin, notamment sur les îlots existant dans l'embouchure : Carabao, Corregidor, Grande, Caballo et El Fraile.

Fort Drum

Le fort Drum, vaisseau de béton

C'est ce dernier qui a été utilisé pour la construction du Fort Drum. Au départ un petit éperon rocheux inhabité et peu propice à la construction, l'îlot a été arasé (c'est à dire mis à plat). Mis en chantier en 1909, l'ouvrage est terminé en 1914.

La petite île rocheuse, dont la pointe émergeait à quelques mètres au-dessus des flots, a été remplacée par une plateforme de béton horizontale à 12 mètres au-dessus de la marée basse. La structure mesure 106 mètres de long pour 44 mètres de large. La plateforme supérieure est épaisse de 6 mètres, les murs latéraux entre 7,5 et 11 mètres.

La forme en double pointe et les armements rappellent en tous points un cuirassé. Les principaux armements du Fort Drum sont deux tourelles d'artillerie pour deux canons jumelés de 14 pouces (environ 355 mm). Avec leur portée de plus de 17 km, elles pouvaient couvrir l'ensemble de l'embouchure de la baie de Manille. Mais, contrairement à l'artillerie navale embarquée, ces tourelles ne sont pas ballotées par les flots et le pointage est donc bien plus précis.

Pour la défense rapprochée de l'ouvrage, deux petites batteries de 6 pouces (environ 150 mm) ont été installées de part et d'autre. Le tout a été complété ultérieurement par des batteries anti-aériennes de 3 pouces (environ 76 mm).

Outre les armements, ce fort est doté de nombreux équipements : plusieurs projecteurs, une radio, une tour de direction de tir ainsi qu'une centrale électrique. De nombreux locaux répartis sur quatre niveaux sont desservis par une coursive longitudinale, des magasins de munitions, des postes de commandement, des citernes ainsi que d'un casernement pour les 240 hommes et officiers de la garnison.

Le ministère de la guerre des États-Unis a décidé de lui donner le nom du général Richard Drum qui s'est illustré durant la guerre américano-mexicaine et qui est décédé en 1909, juste avant la mise en chantier.

Fort Drum

Fort Drum au combat

Le fort connaîtra son entrée en guerre le 10 décembre 1941 par la destruction des installations temporaires de temps de paix placées sur la plateforme. Trois jours auparavant, la guerre s'est invitée en Asie par l'attaque japonaise sur Pearl Harbor. Le 29 décembre, ainsi qu'à plusieurs reprises en janvier 1942, les avions japonais bombardent les forts voisins. Après leur victoire à Bataann, les Japonais ont pu installer des obusiers sur la terre ferme et bombarder les îles à leur guise. Bien que lourdement armées, celles-ci ne faisaient pas le poids face à un ennemi en nombre et bien ravitaillé. De plus, ne disposant plus d'observateur à terre permettant de localiser les obusiers japonais, la riposte était très difficile.

Les raids aériens japonais se poursuivent et s'intensifient. Les forts des îles voisines sont mis hors de combat. Le fort Drum, quant à lui, n'a subi que des dégâts mineurs. Le président philippin et ce qui reste de la garnison américano-philippine enfermés sur l'île de Corregidor se rendent le 6 mai 1942. Jusqu'à la dernière minute, le fort Drum a continué ses tirs sur les forces japonaises.

Le 13 avril 1945, les forces américaines, en train de reconquérir les Philippines, prennent d'assaut le Fort Drum. Deux pelotons s'approchent du bâtiment sur des barges. L'un, avec ses tireurs d'élite, surveille les ouvertures. L'autre escalade le fort et dispose des charges explosives. Dans une fente de ventilation, 11.000 litres d'essence sont déversés. Dans une autre, un détonateur est glissé. Après avoir enclenché les détonateurs, les barges s'éloignent avec leur équipage. Une série d'explosions retentit alors, et le couvercle de l'écoutille d'accès est propulsé à 50 mètres de haut. Ce n'est que 5 jours plus tard que les Américains pénètrent dans le fort et y découvrent 65 cadavres calcinés.

Obsolète et très fortement endommagé, le Fort Drum n'a pas été remis en état après la guerre. Au contraire, et même si son accès est très dangereux, les pilleurs de métaux s'en sont donnés à cœur joie pour récupérer autant que faire se peut les tonnes d'acier. Étonnamment, jusqu'à nos jours, le site n'a donné lieu à aucune exploitation touristique, si ce n'est une approche en bateau. Il sert néanmoins de plateforme pour un phare guidant les navires dans le détroit.

Par Charles LorrainPublié le 13/01/2021