La belle histoire du Belem, un voilier d'exception

Placé sous les feux des projecteurs par les Jeux Olympiques de Paris 2024, le "Belem" est un fier ambassadeur du savoir-faire français sur les océans. Le voir briller de mille feux aujourd'hui fait presque oublier que le bâtiment, au passé mouvementé, a bien failli tomber dans l'oubli.
La belle histoire du Belem, un voilier d'exception

Le "Belem" est un trois-mâts barque à la coque en acier. Mis à l'eau le 16 juin 1896 à l'ouest de la ville de Nantes, à Chantenay-sur-Loire, il est l'œuvre des chantiers Adolphe Dubigeon, grand nom de l'histoire navale française fondé en 1760, hélas disparu en 1987. Sa construction n'aura duré "que" 6 mois et on le destine à devenir un antillais, c'est-à-dire un voilier-cargo qui fera fréquemment route vers les Antilles.

Une première carrière de voilier de commerce long-courrier

Battant pavillon français, le "Belem" entame sa carrière dans le commerce maritime à voile dès juillet 1896, direction les Caraïbes et les Amériques pour rapporter du cacao du Brésil. Préalablement, le voilier fait escale à Montevideo, en Uruguay, où il embarque des mules à livrer à Belém, ville brésilienne à qui il doit son nom. Ce premier voyage se soldera toutefois par un échec, un incendie nocturne s'étant déclaré dans les cales alors qu'il attendait le bon vouloir des douaniers brésiliens dans le port de Belém. Le feu tua toutes les mules et occasionna des dommages tellement importants qu'il obligea le voilier à retourner à son port d'attache à vide. Suite à cet incident, une quasi-rébellion s'installa également à bord, et ce n'est qu'à son caractère franchement pas commode que le capitaine Adolphe Lemerle – surnommé "Le Merle noir" à cause de sa hargne – parvient à faire marcher droit son équipage.

Ce n'était évidemment que partie remise pour le cargo qui repartit rapidement à l'assaut du Nouveau Monde. Il transporta alors de part et d'autre de l'Atlantique des mulets, des moutons ou encore du grain contre du sucre, du rhum et d'autres produits exotiques des Caraïbes. Vivres, charbon ou encore phosphates, le bateau a courageusement rempli son devoir jusqu'à ce que l'avènement de la navigation à vapeur ne le mette à la retraite. Après avoir connu 3 armateurs et leurs faillites, de même que 6 capitaines, le "Belem" arrête ainsi sa carrière de voilier de charge le 31 janvier 1914. Ce n'est cependant pas la fin pour le bâteau, et le 11 février 1914, il est vendu à Hugh Richard Arthur Grosvenor, second Duc de Westminster. Commence alors sa transformation.

Le "Belem", yacht de luxe

Le second Duc de Westminster était un homme de goût en plus d'être fortuné. C'était aussi un navigateur chevronné. En acquérant le "Belem" ainsi, il avait déjà idée de ce qu'il voulait en faire et développa le potentiel de ce beau voilier aux lignes élancées en lançant plusieurs travaux.

Sur le pont arrière du voilier, le logement des officiers et des invités (la dunette) est tout d'abord surélevée et réaménagée avant d'être entourée d'un bastingage massif, d'inspiration victorienne. Sur le pont, on construit un grand et un petit roufle (des cabines) au style cosy et au luxe élégant que l'on habille de bois d'acajou originaire de l'île de Cuba. Quant à l'ancienne cale qui servait autrefois à transporter animaux et marchandises (jusqu'à 675 tonnes), elle est transformée en faux-pont pour accueillir plusieurs cabines privées et un grand salon. Plusieurs décorations sont aussi installées, de même qu'un magnifique escalier à double révolution, tous faits en bois d'acajou (des détails toujours visibles à bord de nos jours). Pour parachever la métamorphose du "Belem" enfin, le Duc de Westminster fait également installer deux moteurs Bollinder de 250 chevaux chacun, ainsi que deux hélices sur le voilier.

Désormais voilier de luxe britannique, le "Belem" accompagnera le duc et sa famille dans de nombreuses croisières de loisirs jusqu'en 1921, année durant laquelle il sera vendu à une autre fortune britannique : sir Arthur Ernest Guinness.

"Fantôme II" et brève entrée dans la résistance

Sir Arthur Ernest Guinness était l'un des héritiers de la brasserie irlandaise Guinness. Tout comme le Duc de Westminster avant lui, il réaménagea le voilier à son goût, notamment en créant un bar, en réimaginant les intérieurs, et en installant un piano droit. Il va aussi aller jusqu'à rebaptiser le "Belem" en "Fantôme II" en référence à un premier bâteau qu'il possédait déjà, le "Fantôme".

Le voilier fraîchement acquis sert à voguer à loisir sur toutes les mers du globe. Le "Fantôme II" effectua ainsi un tour du monde entre mars 1923 et mars 1924, visita le Grand Nord en 1925, et retourna même à Nantes en 1930 (Ernest Guinness fit monter un ancien capitaine à son bord pour l'occasion).

La guerre de 1939-1945 mit un terme aux pérégrinations du "Fantôme II". Son propriétaire l'abrita dès les premières escarmouches dans la rade de Cowes de l'île de Wright, une île de la Manche située à quelques encablures du sud de l'Angleterre. Il y sera désarmé et y demeurera pour les 12 ans à venir, servant même pendant un temps de base aux forces navales pour la FFL (Forces françaises libres) pendant la guerre.

Ernest Guinness meurt en 1949 et sa fille décide de mettre le "Fantôme II" en vente. Il trouvera acquéreur en la personne du comte Vittorio Cini, industriel et sénateur vénitien, ou plus précisément, de sa fondation, la Fondazione Giorgio-Cini.

Passage sous pavillon italien

La Fondation Giorgio-Cini est une fondation culturelle comprenant un centre d'éducation. Il s'occupe d'orphelins de marins et forme également aux métiers de la marine marchande. Le centre avait donc besoin d'un voilier pour l'utiliser comme navire-école, d'où l'achat du "Fantôme II" en 1951. Battant désormais pavillon italien, le bateau change encore une fois de nom et devient le "Giorgio Cini", du nom du fils du comte qui avait tragiquement perdu la vie dans un accident d'avion en 1949.

Basé à Venise, le "Giorgio Cini" subit encore d'autres transformations, surtout d'ordre technique cette fois. De trois-mâts barque, il est converti en trois-mâts goélette, notamment en déposant les longues pièces de bois disposées en croix qui soutiennent les voiles de son grand-mât (les vergues). Les luxueux aménagements sont aussi transformés afin que le navire soit capable d'accueillir une soixantaine d'enfants et leurs maîtres dans des conditions confortables, mais simples. Le faux-pont devient, par exemple, une immense salle commune servant à la fois de salle d'études, de cantine et de dortoir.

Giorgio Cini

L'abandon du voilier et sa réacquisition par la France

Pendant 16 ans, l'existence du "Giorgio Cini" sera rythmée par ses croisières d'instructions dans la mer Adriatique (3 par mois en moyenne durant l'été) et ses périodes à quai, juste en face de la place Saint-Marc. En 1967, le vieux gréement effectue sa dernière traversée. Il est jugé trop vétuste et inadapté pour former pertinemment les marins à la marine moderne. Il est alors consigné à quai et y restera pour les 5 années à venir.

En 1970, le docteur chirurgien Luc-Olivier Gosse découvre par hasard le "Giorgio Cini" marinant dans son jus. Comme il est passionné de vieux voiliers, il demande la permission de monter à bord et ce n'est qu'en approchant du navire, grâce à un cadre-hublot pourtant discret ornant le bâteau, qu'il s'aperçoit qu'il s'agit du "Belem". Cette découverte va chambouler le destin du voilier, mais il va encore falloir qu'il patiente un peu.

1972, le voilier délabré est vendu pour une lire symbolique aux carabiniers de Venise qui désiraient l'utiliser pour son prestige. La rénovation du navire est confiée à la Cantieri Navali ed Officine Mecchaniche di Venezia (CNOMV), un chantier naval renommé de la ville, qui se met immédiatement au travail. Seulement voilà, le coût de la réfection devient tellement onéreux que les carabiniers ne peuvent plus suivre. En septembre 1976, le navire est finalement cédé à la CNOMV en guise de dédommagement et le chantier, souhaitant rentrer dans ses frais, met le voilier en vente l'année même. Ce n'est cependant qu'en début d'année 1977, par le biais d'un ami professeur en médecine, que le docteur Gosse entend parler de la vente. Aussitôt, il décide de mobiliser l'opinion française pour que l'ex-"Belem" revienne dans sa patrie.

Le médecin commence par toquer à la porte de l'Association pour la sauvegarde et la conservation des anciens navires français (ANSCANFE) qui visite alors le bâteau en octobre de la même année. La CNOMV en demande 5 millions de francs, l'équivalent approximatif de 3 millions d'euros d'aujourd'hui. S'ensuit alors une longue odyssée entre recherche de subventions, appel aux dons (qui a été un fiasco complet) et battage médiatique dont un reportage dans l'émission "Thalassa" en septembre 1978. Le temps presse, car les Français ne sont pas les seuls sur le coup : les Vénitiens aussi tiennent à garder leur "Giorgio Cini".

C'est finalement un papier du journal "Le Figaro" qui sauvera le bateau. Arrivé sous les yeux des décideurs de l'Union Nationale des Caisses d'Épargne, il les convainc d'agir. Le voilier est inspecté en novembre 1978 par la Direction centrale des constructions et armes navales et la Marine nationale, puis ce sont le docteur Gosse, l'ANSCANFE et la Caisse d'Epargne, accompagnés d'un ingénieur, qui négocient eux-mêmes son prix de vente dès fin janvier 1979. Le "Giorgio Cini", regréé en trois-mâts barque et à moitié restauré, leur est finalement concédé avec une ristourne de 500 000 francs. Cerise sur le gâteau, on leur offre également son changement de nom : le "Belem", ex-"Fantôme II", ex-"Giorgio Cini", retrouve son premier nom de baptême ! Les Vénitiens, eux, crient leur indignation dans les journaux locaux.

Le retour du "Belem" sous le giron français

Des travaux nécessaires à la traversée sont effectués aux chantiers de la CNOMV et sitôt ces derniers terminés, le "Belem" prend définitivement congé de la Cité des Doges le 15 août 1979, sous bonne escorte de la Marine nationale. Direction Toulon. Arrivé le 25 août, il repart le 5 septembre suivant pour Brest. A ce stade, personne ne sait encore ce qu'il va lui advenir.

La Fondation "Belem" est créée en 1980 afin de s'occuper du voilier et travailler à sa valorisation et, en 1981, le trois-mâts lui est cédé gracieusement. Un long travail de fourmis commence alors pour la Fondation qui a décidé de faire renaviguer le bateau. Les travaux sont tout de même estimés à 6 millions de francs (3,7 millions d'euros environ) et ils s'étaleront sur plusieurs périodes. Le 4 septembre 1981, le "Belem" sera même démâté et transféré sur la Seine, au port de Suffren, pour être restauré à Paris, au pied de la Tour Eiffel. Il y restera 4 ans. C'est là, à son arrivée le 14 septembre, qu'on prit toute la mesure de la popularité du voilier : les Parisiens l'acclament, la presse l'encense et les touristes ainsi que les écoliers affluent toute la semaine pour le découvrir. C'en est au point où le vieux voilier, pourtant en plein travaux, est ouvert au public et qu'un petit musée est créé dans l'entrepont.

Le "Belem" rejoint sa région natale, Nantes, en 1985 et renoue avec son passé transatlantique en 1986 lorsqu'il assiste au centenaire de la Statue de la Liberté à New York. Une année plus tard, il redevient un voilier-école. Depuis, le vieux gréement a vécu plein d'aventures dont la plus récente est son rôle dans les Jeux Olympiques de Paris 2024. C'est en effet le "Belem" qui a été choisi pour transporter la flamme olympique au départ de la Grèce, depuis le port de Pirée, pour la France. Un petit périple de 12 jours s'achevant le 8 mai 2024 à Marseille, dans le Vieux-Port et sous les vivats d'une foule conquise.

Belem

Le "Belem" de nos jours : un voilier de prestige

Le "Belem" est aujourd'hui un très beau voilier, élancé et élégant. Avec sa longueur hors tout de 58 mètres et sa largeur de 8,8 mètres, il est le deuxième plus grand voilier de France, tout juste battu par la "Duchesse Anne", un trois-mâts carré. Capable d'atteindre une vitesse moyenne de 6 nœuds à la voile (11 km/h), le "Belem" est également équipé d'une motorisation diesel. Le trois-mâts embarque ainsi dans ses cales 2 moteurs Fiat-Iveco de 300 chevaux chacun et entraînant chacun une hélice à 4 pales. En usant de la puissance de ces moteurs, le bateau peut, cette fois-ci, naviguer à une vitesse de 17 km/h.

La hauteur du grand mât du "Belem" est de 34 mètres et, en tout et pour tout, ses 3 mâts sont gréés avec 21 voiles. Cela représente tout de même une surface totale de 1 200 m², soit un peu plus que la superficie de 2 terrains de basket. La plus lourde de ces voiles pèse, par ailleurs, 800 kg à elle seule.

Quelques anecdotes sur le trois-mâts "Belem"

En 33 traversées de l'Atlantique, le "Belem" aura connu nombres de péripéties, mais sa plus grande frayeur a été, sans l'ombre d'un doute, l'éruption de la montagne Pelée en 1902. Cette éruption volcanique, catastrophe naturelle la plus meurtrière qui ait jamais eu lieu en France, détruisit Saint-Pierre, alors plus grande ville de l'île de la Martinique, tuant la quasi-totalité de sa population (plus de 30 000 victimes). Le "Belem" ne dût son salut qu'au "Tamaya", un autre voilier nantais arrivé avant lui et qui occupait déjà son emplacement réservé dans le port de la ville. Le trois-mâts fût alors obligé de mouiller de l'autre côté de l'île, loin des côtes. A 8h du matin, le 8 mai 1902, la nuée ardente du volcan Pelée raye Saint-Pierre de la carte, incluant son port et la vingtaine de bateaux qui y étaient consignés. Bien qu'hors d'atteinte de la nuée, le "Belem" a tout de même été recouvert de projectiles et de suie rapidement transformés par la pluie en une épaisse boue collante et corrosive que l'équipage a eu tout le mal du monde à éliminer. Le "Belem" assistera à la commémoration du centenaire de cette éruption en 2002 en Martinique.

Utilisé comme l'un des QG de la FFL, le "Belem" a été bombardé par l'armée allemande en 1942 et en a miraculeusement réchappé. Son grand-mât ainsi que ses vergues ont tout de même été endommagés, tandis que ses voiles, stockées dans un hangar, ont été entièrement consumées par un incendie.

Le "Belem" est un monument historique français depuis le 27 février 1984, un "Monument historique naviguant" plus précisément. Sa devise est "Favet Neptunus eunti" ou, en français, "Neptune favorise ceux qui partent". Vu sa bonne étoile, il se pourrait bien que le voilier de 128 ans soit, en effet, sous la protection du dieu de la mer.

Image d'archive : fondationbelem.com

Par Andriatiana RakotomangaPublié le 13/05/2024